Fleur de cactus
De cette boule ronde et verte, semée de piquants, que pouvait-on espérer ? Si ce n’est plus de poils ? Ou des marques plus profondes, quelques stries plus marron ?
Tiens, une sorte d’exubérance, duvetée, semble à cet endroit prendre naissance. Elle croît. Au fil des jours, elle s’allonge, telle une antenne ou une liane, câble de laine, de couleur gris-rose.
La pseudo tige prend forme et une certaine ampleur. Cette chose qui a poussé du cactus est désormais plus grande que le cactus lui-même. Elle se tient relativement droite, inclinée par le poids de son extrémité, prête à éclore.
À son bout, là-dedans, s’agit-il vraiment d’une future fleur ? Ce volume important, davantage irrégulier qu’ovale, mystérieux, taît pour l’instant ses secrets et empêche tout pronostic.
Un jour, c’est l’éclat. Plus qu’une éclosion, une révélation ! Comme un drap qui se lève et découvre enfin la toile, œuvre accomplie, expression d’un artiste hautement talentueux.
Tout y est dosé à la perfection.
Telle une cloche renversée, la fleur s’offre l’apparence d’une corne d’abondance. Chaque pétale est neuf, intact, découpé aux ciseaux dans une feuille de papier. Origami savamment plié, les proportions sont exactes, calculées au millimètre près. L’agencement est parfait. Aucun défaut. Rien n’a été laissé au hasard.
Le décorateur a poussé son exigence jusque dans les moindres détails.
Sur le côté, il a déposé une étoile composée de filaments très fins et délicats. Cette note de blanc crème sur rose pâle vient casser l’impression d’une architecture trop rigide et crée la surprise, une heureuse rupture de monotonie.
Pareille à une fleur accrochée au revers d’un veston, elle constitue l’ultime touche du peintre ou plutôt du styliste, qui ajuste jusqu’au dernier moment une robe haute-couture ou la décoration d’une table pour un dîner de gala.
L’œuvre est en 3 D. L’artiste joue avec tous nos sens et veille à intégrer la profondeur.
Creusant la fleur en un conduit orné et parsemé de pistils, il invente un chemin pour le regard. Il crée aussi une histoire à construire, un piège au tapis moelleux, long et fatal, qui guidera vers le fond de l’antre l’insecte naïf qui oserait s’aventurer par ici.
Le cactus est-il une plante carnivore ? La mise en scène est assurément trop belle pour être innocente ! À chaque détail, on devine une séduction hautement calculée. Pourtant ce chant de sirènes ne sert qu’à renouveler l’espèce. Ô miracle de la nature, qui n’invente et ordonne que dans un seul but : vivre et transmettre !
Clic-clac de l’homme, muni de ses focales de pacotille. Le téléphone portable se dégaine et capte l’éphémère. L’homme admire et s’extasie. Il souhaite retenir l’instant pour se souvenir. À contre-courant de ce que sont les choses, il veut figer en l’état. Conserver. Immortaliser.
La nature ne raisonne pas de la même manière. Superbe et généreuse, elle modèle sans faire de comptes. Jamais elle ne met en balance le temps passé pour créer et la durée de vie de sa création. Jamais elle ne compare non plus l’avant et l’après en terme de beauté. Tout s’équilibre. L’ensemble ne forme qu’un tout. Notion de Yang et de Yin.
Dès le lendemain matin, nouvelle surprise au jardin et déception.
La fleur de cactus s’est refermée. Elle semble bouder, s’être renfrognée, peut-être vexée de n’avoir pas été visitée. Peut-être simplement fatiguée, vieillie déjà, repliée sur elle-même, lasse de son passé long d’une journée entière occupée à s’exposer à l’air, à la lumière du soleil et au va-et-vient des insectes.
La voici qui perd de sa vigueur.
Au fil des jours, la fleur fermée pâlit, son rose se ternit. La tige s’affine et perd à son tour de son éclat, de sa raideur. Elle git bientôt comme un cou malade de cygne ou de dragon déchu. Enfin elle s’assèche et meurt, se détache du cactus, petite planète qui l’a enfantée.
Fleur de cactus a vécu. Elle n’est plus.
À notre échelle, certains voudraient sans doute la plaindre. Nulle injustice, cependant. Nul regret à avoir, ni remords. Fleur de cactus nous dit ce qu’est l’existence : simplement une pièce en trois actes. D’abord une patiente construction, une évolution vers l’éclosion puis un temps de maturité ou « l’éclosion » proprement dite, sublime et complète, enfin un lent déclin jusqu’à la disparition.
Nous n’aimons retenir qu’une seule partie de cette vie à trois volets : celle qui nous paraît centrale, celle qui émerge en plein soleil. L’âge adulte. C’est oublier un peu vite le reste…
Ne faisons pas la fine bouche. Ne soyons pas ingrats ni injustes.
Chaque instant se savoure.
Chaque minute est utile et trouve sa place.
Chaque seconde vécue est la vie. Pas ses prémices ni ses vestiges. La vie. Pleine et entière.
© Virginie Mège
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Photos du texte : cactus de mon jardin. Photo finale : rangée de cactus chez Michel et Mireille.